Il y en a, des poètes qui écrivent sur la vie qui passe et sur les années qui s’égrènent. Mais des comme Karel Logist, pas beaucoup : « Je n’ai jamais été un garçon expansif / Ma pudeur à tous crins m’éloigne des transports / sociaux et sensuels qui coûtent tant d’efforts : / Je suis d’égale humeur ; j’évite les récifs. » Eh oui : hormis quelques rares poèmes en prose, la majorité de ces soixante-neuf selfies flous joignent à leur propos introspectif des vers métrés, souvent des rimes, sans doute pour ancrer celui qui les a composés dans une époque révolue au charme suranné. Mais attention ! ce n’est pas parce que le recueil évoque « le vent glacé de la vieillesse » qu’il tombe dans l’aigreur… ni dans la technophobie. « Je suis son follower / toujours plus roucoulant », nous confie ainsi l’auteur et narrateur, qui trousse ses alexandrins et octosyllabes directement sur son smartphone (dixit le paragraphe de présentation du livre) tout en « [adorant] sans calcul » sur les réseaux sociaux. Pour Karel Logist, ça n’était pas forcément mieux avant, ce « monde ancien / que traversent les romans », mais simplement différent. À chacun de s’adapter à son époque.
Car le poète n’a « pas attendu / que ce monde se confine / pour faire cavalier seul ». On sent dans ses textes un brassage de pensées qui lui font parfois frôler — voire atteindre — l’aphorisme, mais sans la ramener. Il nous prend par la main pour nous dévoiler ses tourments et ses interrogations, mais sans nous prendre à témoin d’une quelconque souffrance, d’un quelconque mal-être ostentatoire. Les formes classiques qu’il travaille insufflent une retenue qui le rend éminemment sympathique dans sa fragilité divulguée. On sent aussi une candeur, un étonnement devant le temps qui passe, et puis surtout la joie (un peu refoulée ?) d’être encore là pour en parler. Il est évidemment facile d’écrire que le miroir fêlé du titre, c’est celui qui nous permet, à travers ses lézardes, de nous reconnaître dans les portraits que Logist brosse de lui-même. Mais voilà, même si c’est une évidence, il faut bien l’écrire ; car la manière de procéder, la technique de versification, les respirations des poèmes en prose démontrent une maturité lyrique tout entière tournée vers cette rencontre entre l’auteur et celui ou celle qui le lit.
Est-il besoin, donc, de mentionner que ce livre est enthousiasmant ? Ce serait presque faire injure à la modestie de l’ensemble. Après tout, Karel Logist pratique aussi l’art du camouflage : « Pour tromper l’ennemi, je baise / mon professeur de solitude. » Risquons-nous à parier qu’il se sentira moins seul avec des lecteurs et lectrices en nombre après cette chronique, non ?
Karel Logist, Soixante-Neuf Selfies flous dans un miroir fêlé, L’Arbre à paroles, 84 p., 14 €, ISBN 978-2-87406-707-5
Cette chronique a paru dans le numéro 95 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.
Un extrait :
Il se défie Il se surpasse
Il veut être premier en tout
Il repousse ici ses limites
Ailleurs il exhibe sa force
et il court jusqu’à la nausée
Je le regarde et m’interroge
mais ma question va lui paraître
lourde comme un rack plein d’haltères
« Tu escalades des sommets
Que fais-tu une fois là-haut ? »