Paru en 2018, ce livre associe la science-fiction au refus de la narration classique, y glissant de surcroît de vrais morceaux de poésie. Car l’auteur ne pratique pas seulement une écriture poétique ; il inclut de véritables poèmes. Je dirais même plus, « Un jardin suspendu », l’un des nombreux textes aux formes variées qui composent le volume, ne déparerait pas en tant que recueil dans une collection de poésie. Pierre Alferi, après tout, est aussi poète. Tiens, comme Christian Chavassieux, dont Je suis les rêve des autres vient de faire l’objet d’un article ici même.

C’est au moyen de billets de blogs, séances de chats, poèmes donc, articles de journaux, pubs, etc., qu’Alferi construit l’évocation de la vie post-Ravissement d’une poignée de personnes perchées à 13 kilomètres d’altitude dans des nacelles. Le fameux Ravissement, c’est l’envol en 2063 de ces 0,01 % de privilégiés fuyant la Terre surchauffée et ravagée par les épidémies, sélectionnés auparavant selon des critères complexes incluant leur langue maternelle… avec les usuelles magouilles qui résultent de ce genre d’exercice. Pas de chance : alors que leur destination était Mars, une panne a forcé le vaisseau amiral à déployer les nacelles de secours dans l’atmosphère terrestre, et les heureux colons se sont vu proposer une vie en l’air dans la Corolle. Celle-ci est surplombée à 30 kilomètres d’altitude par le Calice, sorte d’usine satellitaire où sont produits les articles nécessaires à l’alimentation ou aux loisirs des Corollaires. Le vaisseau amiral, lui, est bloqué en orbite géostationnaire.

Les textes qui composent le roman bénéficient d’une variété importante et permettent de lever le voile sur les conditions d’existence de ces personnes coincées en altitude dans une vie de patachon : le travail est remplacé par des hobbys communs à chaque nacelle ; l’alimentation, par un bain dans la jacuzzine pleine de sojalent, un aliment idéal qui pénètre par imprégnation cutanée. Une vie loin d’être idyllique cependant, et suspendue à une très hypothétique Synthèse, celle d’un nouveau carburant pour enfin partir vers Mars. Toute recherche scientifique est donc réorientée vers ce but unique. C’est l’épistémonopause, avec des implications pas forcément enviables : « La chirurgie proprement dite est bannie pour cause d’épistémonopause. D’abord, on hypnotise. On perce à la pointe d’un canif chauffé à blanc l’abcès pour que s’épanche le pus. On opère au cutter, on extrait avec des tenailles. On accouche aux forceps ou par césarienne. On visse les os brisés. On ampute à la scie les membres gangrenés ; les doigts pourris, à la hachette. On cautérise au chalumeau et on suture à l’agrafeuse. On fixe des attelles d’acier. On panse avec du chatterton et des chiffons. » Ça ne fait pas envie, mais la Terre en dessous est devenue inhabitable, paraît-il… alors plane le doute, jamais dissipé, quant à la réalité du projet de départ vers Mars.

Tant l’ironie que l’humour (en particulier les très amusantes brèves du journal officiel de la Corolle) sont présents tout au long du livre. La véritable poésie aussi : de la sagesse orientale à la poésie narrative ou contemplative navaho (la sélection des Corollaires a bizarrement choisi des locuteurs de cette langue pour une raison savoureuse que je ne révélerai pas ici), ces textes sont une respiration intelligente entre parties en prose et, on l’a vu, tout à fait dignes de figurer dans des revues ou anthologies. L’intérêt majeur du livre est donc la variété des fragments qui le composent, donnant à lire une constellation de tranches de vie dans des styles très contrastés. À travers celles-ci, Pierre Alferi nous embarque à des kilomètres dans le ciel, et c’est un plaisir de lecture immodéré. En effet, la narration éclatée convient parfaitement au genre auquel il se coltine — pensons aux excellents Employés d’Olga Ravn sortis en français il y a peu —, et l’auteur fait preuve d’une belle maîtrise des différents formats qu’il inclut. Vous aimez la science-fiction, la poésie et les textes qui ne se forcent pas à respecter la narration classique biberonnée au creative writing et pétrie d’efficacité ? Alors, comme moi, vous vous régalerez.

Pierre Alferi, Hors sol, éditions POL, ISBN  978-2-8180-4493-3.
À noter d’ailleurs qu’une préquelle inédite, disponible en ligne gratuitement, vient de paraître dans le dernier numéro de Manière de voir, édité par Le Monde diplomatique.