On pourrait dire de Marguerite Imbert qu’elle s’essaie aux littératures de l’imaginaire après être passée par la littérature blanche. Mais cette romancière née en 1994 n’a publié qu’un livre — consacré à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes — chez Albin Michel avant de sortir chez la branche imaginaire du même éditeur, le 28 septembre dernier, Les Flibustiers de la mer chimique. De plus, contrairement au monde post-apocalyptique de Laurent Gaudé, transfuge de genre dont Chien 51 a fait l’objet du précédent billet de cette catégorie, celui construit par l’autrice est indissociable de son récit, plutôt qu’un contexte un peu mâtiné d’anticipation pour alimenter une intrigue avant tout policière. On l’aura compris : les flibustiers de ce livre sont plus littérairement science-fictifs que les chiens de Magnapole, et c’est déjà très bien. Imbert maîtrise les codes et s’insère on ne peut mieux dans la nouvelle collection qu’elle intègre. Alors, en fin de compte, ne disons pas d’elle qu’elle s’essaie à l’imaginaire, puisqu’elle semble taillée pour le genre.
En difficulté sur la mer acide où nagent des espèces sévèrement mutantes, Ismaël, un naturaliste inféodé à la Métareine, laquelle préside aux destinées d’une Rome envahie par les flots chimiques, est recueilli avec son équipe par Jonathan, le commandant du sous-marin Player Killer. Ce jeune officier, à la tête de flibustiers intrépides, parcourt les mers pour le compte de la « Compagnie des limbes orientales » — le jeu de mots homophonique, une constante dans le livre, est ironiquement souligné par l’accord féminin incongru. « Les sujets de la Métareine ne peuvent porter atteinte à la vie. Ils sont végétariens comme des brahmanes et pro-vie comme des rednecks », mais ne dédaignent pas les augmentations technologiques. Les flibustiers, eux, abhorrent les « transhumains », mais usent de substances psychotropes pour domestiquer des « monstres abyssaux transformés » et les utiliser dans leurs attaques. Ailleurs, sur la terre ferme, Alba est enlevée de la grotte où elle se cloître par des suppôts de la Métareine. Elle a en effet été formée à retenir tout du monde d’avant, ce qui la destine à être la mémoire des Romains… même si elle a tendance à parfois se mélanger dans les citations ou l’étymologie. Les fils narratifs croisés d’Ismaël et d’Alba vont dès lors tresser une histoire où peu à peu vont se dévoiler des tenants et des aboutissants inattendus, ainsi que la nature de la catastrophe qui a balayé la civilisation telle que nous-mêmes la vivons. Ce faisant, et rejoignant le thème de son premier roman sur la ZAD, l’autrice va confronter au moyen de ses personnages des vues opposées sur la technologie comme moyen ou comme but : « La tentation de la connaissance pour la connaissance, tout comme celle de la croissance, est une fuite en avant », dira le lieutenant de la Métareine à une Alba dont la mémoire phénoménale l’a « changée en outre qui menace de craquer à chaque seconde ».
Principal atout de ce livre : le style très moderne de Marguerite Imbert, qui mélange les niveaux de langage, argot et verlan compris, va sans cesse de l’avant, adopte un dynamisme renouvelé en permanence. Une épopée post-apo à la fois sous-marine et terrestre en version branchée et trash, en résumé. S’y ajoute un humour plutôt pince-sans-rire, basé en grande partie sur des clins d’œil faits aux lectrices et lecteurs en convoquant des références actuelles ou passées, tant dans le domaine littéraire que dans celui de la culture générale. Ce détournement permanent — Jonathan, le capitaine du Player Killer, est évidemment inspiré du Nemo de Jules Verne (qui est aussi cité dans le livre comme Jules Verve), mais c’est aux jeux vidéo qu’il est accro, pas à l’orgue — installe le roman dans un puzzle littéraire où notre culture devient une composante ludique du récit. Un exemple ? « […] au moins deux rois ont été tués par des sangliers, Philippe IV le Bel et Robert Baratheon. » L’histoire officielle se mélange donc à Game of Thrones ou au Seigneur des anneaux ; Claude François côtoie Paul Atréides ; Alfred de Musset, Charles Aznavour ou Guillaume Apollinaire tiennent compagnie à Stéphanie de Monaco. Ça fuse de toutes parts, tout le temps, et les noms des personnages pèsent de tout le poids de leur héritage romanesque. Si le télescopage fonctionne bien en général, le foisonnement peut devenir par moments difficile à lire. Marguerite Imbert a tellement d’inspiration qu’elle peine parfois à la canaliser ; qu’elle n’arrive pas à renoncer à présenter tous les aspects consignés dans ses notes du monde qu’elle a créé. Il faut dire qu’il n’est pas de tout repos, ce monde, avec son humanité espérantophone regroupée en clans plus ou moins belliqueux, menacée sur terre par les chiens, en mer par des créatures géantes et dans sa chair par les inévitables cancers dus à une pollution omniprésente.
Certains endroits décrits sont formidablement trouvés, comme le septième continent de plastique où flotte un comptoir de toutes les contrebandes : « Nous accostâmes sur un rivage qui ressemblait peu ou prou à une décharge. Les déchets qui nous tenaient lieu de terre ferme étaient soudés les uns aux autres par une croûte salée et l’étreinte d’une liane pérenne de toute beauté. Cette plante rampante qui prenait ses aises en région tropicale aurait, dans un monde normal, planté ses racines dans le sable. Mais cette petite merveille avait trouvé une source de nutriments là où, moi, je ne voyais qu’un désordre aride. À la surface des monceaux de plastique, elle s’épanouissait comme un filet d’araignée. » L’autrice différencie habilement ses deux narrateurs, qui parlent à la première personne. La toute jeune graffeuse Alba, à la fois naïve et imbue d’elle-même (au point de commencer son récit par « Je crois que je suis une déesse »), mais dont les connaissances innombrables ont tendance à un peu s’embrouiller dans la tête, se voit ainsi fournir quantité de citations reconnaissables et parfois détournées dans sa relation des événements — même si elles ne sont pas toujours identifiées comme des citations. Ismaël, quinquagénaire, bénéficie d’une narration un brin plus posée, forte en remembrances de son épouse Judith et où la fidélité à la Métareine (il semble bien ici y avoir une allusion, encore une ! au Méta-Baron de Jodorowsky et Mœbius dans L’Incal) s’effiloche quelque peu au contact des flibustiers dont il est l’otage pas spécialement maltraité. Sa relation avec le capitaine apporte aussi son lot de conflits parfois savoureux.
En forme de coup de pied dans la fourmilière du marasme post-apocalyptique, Les Flibustiers de la mer chimique use du langage truculent du roman d’aventures en version revue par une millénariale, où les personnages agissent, même s’ils hésitent à l’occasion, plutôt que subissent. Une sorte de ZAD littéraire, en quelque sorte. Et si parfois, comme écrit plus haut, on peut se retrouver en surdose, le remède est administré avec tellement d’enthousiasme et de gourmandise qu’on n’a pas de peine à inscrire Marguerite Imbert sur la liste des autrices à suivre dans le genre.
Marguerite Imbert, Les Flibustiers de la mer chimique, Albin Michel Imaginaire, ISBN 9782226468338
Cette note de lecture a été réalisée après un service de presse d’Albin Michel Imaginaire, que je remercie.