Parmi les littératures francophones, la poésie québécoise se fraye souvent un chemin chez les amatrices et amateurs. Mais qu’en est-il de la poésie de langue française dans l’ouest du Canada, et en particulier au Manitoba ? Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle mérite d’être découverte : la minorité francophone dans cette province a une intense activité culturelle, que les éditions du Blé soutiennent en publiant les talents du cru. C’est pourquoi ce billet est le premier de plusieurs qui seront consacrés à des livres de cette maison d’édition engagée et sympathique (et pas seulement parce qu’elle m’a envoyé des ouvrages en service de presse — lectrices et lecteurs savent que je ne parle que de ce qui me plaît !).

« je délaisse les virgules / dans ma rapidité / et les majuscules / la grammaire / sa correction-étiquette » : même si elle ne l’avoue pas d’emblée — cette confession se situe presque à la fin du recueil —, dans Petites Déviations, Lise Gaboury-Diallo veut rédiger dans l’instant ce qu’elle a sur le cœur. Très rapidement, de fait, elle en vient à la substantifique moelle de son propos, en écrivant qu’« il n’y a pas de plan (ète) b ». Nous sommes ici dans une poésie de l’urgence climatique, une sorte de pendant littéraire à un rapport du GIEC qui pécherait par manque de lyrisme. Alors la poétesse s’empare de ce que le monde actuel devient pour en composer des vers, sacrifiant les majuscules mais leur substituant un rythme, un souffle, qui disent un état d’urgence que d’aucuns refusent encore de voir. Les climatosceptiques en prennent ainsi pour leur grade — tout autant que les antivax dans un long poème covidien. Mais ce constat dans lequel elle nous englobe (« démasquons-nous / voilà notre humanité nue / debout toute croche / et en évolution incertaine »), pour amer qu’il soit, n’est en rien banal ni déjà lu, grâce à une langue très sûre. Celle-ci mélange habilement les figures de style propres à la poésie tout en parlant vrai ; un véritable exercice d’équilibre, de ceux qu’on imagine nécessaires pour soigner les maux qu’elle expose.

Lise Gaboury-Diallo sait que l’histoire est écrite par les vainqueurs : « l’atlas tait la révolte / engloutissant tous ces pans de survie / n’étale que les victoires mythifiées / souvent illégitimes ». Dans un Canada où les Premières Nations pansent encore les plaies de la colonisation et subissent toujours celle-ci par endroits pour des intérêts économiques, elle remue le couteau dans la plaie, certes, mais le propos est évidemment universel et planétaire. Les technologies numériques, si plébiscitées lors des confinements récents, nous sauveront-elles ? « l’instantané nous hante / me hante // sauvegardé dans les limbes / de la stratosphère icloud // les artisans du contraire de l’oubli / vendent l’abondance du trop-plein / des détails arrimés à l’éphémère / et captés par des machines fragiles » : on se doute que la poétesse n’y croit pas. À ce titre, on gagnera à lire le recueil en plusieurs fois, par exemple en le reposant après chacune des quatre parties, tellement dense est l’entrelacs des vicissitudes dont il se fait l’écho. Mais cette poétisation est aussi salutaire, car elle contient dans son propos même, dans sa langue, la nécessaire révolte qui conduira à l’action : « devant l’impasse / et face à la contrebande / des faussaires de l’Histoire / avec leurs faits alternatifs / je m’obstine / la vérité ne tranche pas / ma résistance non plus ».

Lise Gaboury-Diallo, Petites Déviations, éditions du Blé, 130 p., 17,95 CAD (version numérique PDF disponible, 11,99 CAD), ISBN 9782924915486
Cette chronique a paru sur le site D’Ailleurs poésie. Merci à Valérie Harkness pour son accueil.