Quand un ex-récipiendaire du prix Goncourt et romancier à succès se lance dans un livre relevant des littératures de l’imaginaire, forcément, la curiosité des enthousiastes du genre est piquée. C’est ainsi que s’est trouvé entre mes mains Chien 51, fiction d’anticipation dystopique de Laurent Gaudé, mâtinée de polar. Enfin… peut-être plus polar qu’imaginaire, au fond. Mais nous y reviendrons. Toujours est-il que le roman plante un décor d’avenir pas particulièrement réjouissant : devant l’accumulation des faillites d’États, des multinationales aux poches bien remplies ont décidé de franchir le pas et de s’offrir des pays. C’est la Grèce qui a ouvert le bal, et ses habitants sont devenus à la finalisation de son rachat par GoldTex des « cilariés », un mot-valise composé de « citoyen » et de « salarié », puisque dans ce monde comme dans le nôtre, le lavage de cerveau passe par un vocabulaire savamment étudié. La firme n’a pas lésiné sur les violences pour réprimer les émeutes des contestataires, installant par la suite une véritable dictature entrepreneuriale plutôt qu’étatique.

Le héros, Zem Sparak, a pu quitter la Grèce dans des circonstances qui seront révélées au fil du livre. Établi depuis des décennies à Magnapole, la ville-siège de GoldTex, il y exerce le métier de flic dans la zone 3. Celle où les pluies acides et la chaleur étouffante minent une population laborieuse qui ne rêve que du tirage au sort autorisant le déménagement en zone 2, là où les rues sont propres et où un dôme climatique protège immeubles et habitants. Quant à la zone 1, elle est évidemment réservée à l’élite. Une enquête sur un cadavre mutilé découvert dans sa zone va conduire Sparak à se trouver « verrouillé » à une jeune inspectrice de la zone 2, Salia Malberg. Celle-ci n’a connu d’autre réalité que Magnapole, et pour elle l’ex-Grec est un « chien » subalterne qui renifle des pistes : voilà donc le classique couple bancal d’enquêteurs formé. Tous deux vont remonter le fil d’une affaire qui va rapidement devenir politique et délicate.

Si l’on s’en tient à l’ensemble des éléments apportés par Laurent Gaudé dans la construction de son monde futur, on constate qu’il ne s’y trouve pas une immense originalité pour qui pratique les littératures de l’imaginaire. L’auteur l’a avoué d’ailleurs sans ambages dans une interview pour le podcast C’est plus que de la SF. Tout comme le fait qu’il a découvert pendant l’écriture qu’un roman situé dans l’avenir, pas forcément lointain ici, était en fait un moyen de mettre en question le présent — Gaudé a ajouté qu’il était conscient que ce fait est bien connu des amateurs du genre. Cette candeur semble assez sympathique, d’autant que si les composantes d’anticipation du roman ne sont pas légion ou ne jouent pas un rôle prépondérant dans l’intrigue, le tout se tient plutôt bien.

La partie policière, elle, repose on l’a vu sur un binôme classique d’enquêteurs opposés — dont un cache un secret inavouable qui le ronge — mettant au jour une affaire au plus haut de l’État (pardon, de la firme). Là non plus, pas de grande originalité, pas de rebondissements ou de chausse-trapes tordues. Et si j’ai écrit plus haut que le livre tire plus du côté du roman policier que de l’imaginaire, c’est que l’enquête est le cœur du récit : elle pourrait tout autant se jouer dans notre monde actuel, avec de minimes adaptations, que dans l’avenir sombre décrit.

Si le texte fonctionne, en fait, c’est qu’il part d’une idée qui ne cesse de torturer l’esprit tout au long des pages : et si, vraiment, une société se payait un pays ? Certaines en ont d’ores et déjà les moyens. Le simple fait de ressasser cette possibilité pendant la lecture y ajoute un intérêt majeur. Le métier de Laurent Gaudé fait le reste, construction efficace et style fluide compris, réflexion sur la mémoire et les racines en tant que signes d’une humanité préservée en plus. On ne s’ennuie pas, même si l’ouvrage ne saurait figurer dans les sommets de l’imaginaire ni du polar.

Laurent Gaudé, Chien 51, Actes Sud, ISBN 978-2-330-16833-9