Les Lois de 2057 ont consacré la « psychologie positive » et instauré un « remboursement de la dette sanitaire » consécutif aux pandémies de covid de 2019 et 2052. Un couvre-feu planétaire permanent sévit à dix-neuf heures. Livres, films ou pièces de théâtre ont disparu : ces éhontés « supports fictionnels » ont été remplacés par d’incessants directs télévisés auxquels la population est priée d’assister à longueur de journée, puis d’en discuter la pertinence et l’utilité incontestable. On peut voir ainsi des accouchements en direct, des interventions de la milice, la désincarcération de personnes accidentées, des pêcheurs de l’extrême… Dans le futur ahurissant de L’Homme-canon, « on fabrique aussi du camembert AOC en Mongolie orientale, et le groupe LVMH a acheté des terrains sur la Lune pour y faire pousser des vignes sous serre ». Bref, exit la « rumination introspective » liée au passé, place à l’avenir radieux et au bonheur décrété par l’empathie télévisuelle, « un acte citoyen à part entière ».

C’est dans cette société dystopique qu’arrive à la gare de Sainte-Blandine-sur-Fleury, en 2069, un homme qui entend réceptionner un canon de cirque. Son associé Kolya devait l’acheminer depuis la Biélorussie. Seulement, explique l’employé de la SNCF, le numéro du train de fret n’existe pas et la petite gare n’accueille de toute façon que des passagers. Voilà donc le rêve de devenir homme-canon du protagoniste sérieusement compromis. S’ensuit alors une errance dans le village, puisque notre homme s’entête à attendre ce matériel qui n’arrivera jamais. Ses interactions avec les villageois, commerçants, édiles ou miliciens (lesquels suspectent à bon droit une embrouille), lui vaudront encouragements ou réprimandes, selon le degré de servitude intellectuelle de ses interlocuteurs.

L’immense attrait du livre de Christophe Carpentier est sa forme originale pour un récit d’anticipation : il est en effet rédigé de façon théâtrale, avec didascalies, permettant la plongée dans l’univers des personnages à travers leurs propres mots. L’efficacité y est indéniablement au rendez-vous — si l’on excepte un épisode un peu long de direct télévisé visiblement destiné à expliquer les fameuses Lois de 2057, qui apparaît comme trop didactique, le reste des informations passant très bien au fur et à mesure des évocations par les dialogues. Une construction habile en actes qui réserve un rebondissement intelligent, le mélange d’anticipation et de théâtre de l’absurde (à la limite parfois du théâtre documentaire), un humour pince-sans-rire bien présent, tout concourt à la fluidité de l’expérience de lecture.

D’autant que s’y ajoute une réflexion pertinente sur l’utilité de la fiction, amorcée par cette ambition du protagoniste de proposer un spectacle vivant dans une société morte (ou presque). En effet, dans ce monde de 2069 où conserver une vidéo sur un téléphone en dehors d’une nécessité professionnelle est devenu un délit, on sent bien que les directs télévisés visionnés en permanence n’ont pas totalement éteint les désirs. Comment alors cette société cauchemardesque a-t-elle pu advenir ? En parallèle aux tribulations de son homme-canon (ou pas…), Christophe Carpentier explique : « la trahison est venue de la littérature blanche elle-même […]. En se vautrant dès le début des années 2000 dans le docu autobiographique, en ramenant l’écriture à un petit quant-à-soi factuel, narcissique et nombriliste, la littérature générale a renoncé aux ambitions stylistiques et inventives qui ne peuvent se déployer que dans la sphère de l’Inventé, et a préparé toute une génération de citoyens à foncer tête baissée vers la surconsommation de Directs prônée par la Loi sur la Psychologie Positive. » (J’ai laissé les capitales qui semblent abusives à mes yeux de correcteur, mais qui ont peut-être pour fonction, justement, d’énerver par leur emphase.) Les littératures de l’imaginaire, en déclin avant 2057, n’ont pas pu inverser la tendance. Et si la fiction « peut aussi servir de système d’alerte face à un avenir diabolique qui avance ses pions en nous sifflotant à l’oreille une mielleuse comptine pour enfants », on lit L’Homme-canon comme un avertissement qui sait en outre nous divertir avec brio.

Christophe Carpentier, L’Homme-canon, Au diable vauvert (extrait sous ce lien), ISBN 979-10-307-0502-7