Lorsque les éditions du Blé m’ont fait parvenir ce volume parmi d’autres nouveautés poétiques (déjà chroniquées sur ce site), j’ai tout de suite ressenti un coup de cœur pour la couverture, réplique, pastiche, imitation ? de celle chez Jean-Jacques Pauvert de Comment j’ai écrit certains de mes livres, par Raymond Roussel. Il faut dire que Roussel est un de mes auteurs préférés ; si je n’ai modestement lu que quelques ouvrages de J. R. Léveillé, romancier, poète et essayiste (« Pour moi, c’est de l’écriture, un point c’est tout », prévient-il), rencontré (sur la Toile) assez récemment, je me faisais pourtant une joie d’entrer dans la fabrique de ses livres, puisqu’il avait choisi ce modèle illustre et que son style m’avait déjà touché. Mais un tel essai pouvait-il être l’objet d’un billet sur D’Ailleurs poésie ? Après tout, ici, pas de vers à citer ou de métaphores à analyser : l’analyse, c’est l’auteur lui-même qui la livre, en dévoilant ses secrets d’écriture. La réponse positive est bien sûr contenue dans ces lignes ; un procédé que ne renierait pas, je l’espère, l’amateur de contraintes qu’est Roger. Oui, c’est ce prénom qui correspond au R. de son nom de plume. Une information pas anodine, puisqu’il n’a pas forcément signé tous ses livres du même nom, heureux qu’il est des variations et significations possibles de la combinaison entre initiales et patronyme. L’Éveillé, c’est le Bouddha, important pour ce féru de culture et de littérature asiatiques. Est-il de surcroît étonnant qu’il cite Bach dans le livre ? De J. S. à J. R., il y a une indéniable filiation alphabétique. Le compositeur qui se trouve partager avec lui une première initiale, en outre, était adepte du palimpseste.
Car le palimpseste est l’une des techniques que l’auteur a utilisées pour la rédaction de certains de ses livres, nous dit-il. S’y ajoutent le collage, la citation, l’incorporation de fragments, etc. Dans cette confession détaillée sous la forme d’articles précédemment parus dans divers supports, J. R. Léveillé nous ouvre les portes de son atelier d’écriture et nous entretient des contraintes qui ont présidé à sa carrière littéraire, convoquant au passage des maîtres à penser, des inspiratrices, des sources : Mallarmé, Rimbaud, Kristeva… Pour lui, « tout est matériau à texte ». Passion simple, d’Annie Ernaux, a ainsi été littéralement réécrit à la main entre les lignes — une photo est présentée ; de manière générale, l’ouvrage est accompagné de clichés explicatifs très intéressants — pour donner le roman Une si simple passion. La poésie n’est pas en reste, puisque Roger revient sur sa pratique méthodique de la citation : quand veut-il que le lecteur comprenne à quelle référence précise il a affaire, quand se contente-t-il d’une petite musique identifiable sans mettre un nom sur l’œuvre originelle ? Il y a là tout un art poétique fascinant et toute une réflexion sur l’écriture qui se déploie.
« Dans la grande intertextualité et intermédialité du monde, tout ce qui est dit est à redire, et donc prédit. » C’est avec une conscience très aiguisée de ce qu’est devenue notre planète interconnectée que l’auteur se livre. Il a d’ailleurs compris ces liens serrés très tôt, comme le montre son travail. Le fait qu’il manipule les mots dans deux langues, le français et l’anglais, en est une autre illustration — ce qui nous vaut un texte virtuose sur la traduction, où s’invitent les musiques de John Cage ou de Steve Reich. Le minimalisme chevillé au corps, Roger soigne ses références. Les homophonies s’interpénètrent, les doubles sens s’entrechoquent, les majuscules poussent les minuscules, l’écrit demande à être clamé à haute voix pour en saisir la signification… voire la modifier. On lit comme on saliverait à un livre de recettes, jusqu’au long entretien final qui brosse le portrait d’un écrivain résolu. D’une inénarrable richesse, Comment on a écrit certains de mes livres parvient à captiver autant que son illustre aîné, tant y respire la passion sans cesse renouvelée pour la littérature d’un auteur francophone qu’il convient de découvrir, si ce n’est déjà fait.
J. R. Léveillé, Comment on a écrit certains de mes livres, éditions du Blé, 130 p., 19,95 CAD (version numérique PDF disponible, 13,99 CAD), ISBN 9782924915424
Cette chronique a paru sur le site D’Ailleurs poésie. Merci à Valérie Harkness pour son accueil.