Les yeux fixés sur une étendue de neige, Jean-Marie Corbusier laisse parler son subconscient dans des poèmes qui célèbrent la fusion avec la nature. « Ce que j’ai à dire / je ne le sais pas » : il faut prendre ces vers comme un art poétique, celui de ne pas dévoiler d’intentions trop précises, celui d’opérer un subtil rapprochement entre l’humain et l’eau, « tout livre fermé // les mains inertes », comme gelées par le contact avec les flocons. Les histoires trop terre-à-terre sont anesthésiées par le froid au profit des sensations, intactes elles, et exacerbées ; l’étendue blanche induit une sorte de transe, cueille des brins de mémoire pour les réagencer dans ces compositions artistiques et toujours renouvelées que sont les cristaux de glace. Il s’agit de « Tenir le souffle sans que le mot ne parle », dans cette « Neige à l’étouffée / sans répit ». Autrement dit d’atteindre un état de conscience où le poème saupoudre de sa blancheur le paysage trop rationnel de nos sens. « Ici amas se dit congère / ailleurs / banc de neige / là-bas qui revient » : le vocabulaire est un élément clé de ce voyage qu’on pourrait qualifier de chamanique, dans une « parole même enrouée » faite de « mots perdus / factices et souverains ». Ceux-ci se dissolvent et se recomposent, gèlent les yeux et les sens. La répartition des textes est également essentielle. « Blanc sur blanc / en bloc ces pages » jouent de tabulations et de sauts de lignes pour laisser chaque fois l’essentiel de l’espace à l’immaculée virginité du papier sans encre. « Blanc espace de densité », l’objet livre propose un réceptacle à la hauteur de ces vers qui entendent se frayer un chemin direct vers les sensations brutes. De l’écopoésie ? Pas seulement : ici, la neige est un prétexte hypnotique pour nous engager dans une voie de perception intégrale. Qu’on aime dans la pratique la neige ou pas, notamment pour ce qu’elle représente de perturbations dans nos existences bien réglées, le poète nous permet de fusionner avec elle le temps d’une centaine de pages intenses. L’expérience est fascinante.

Jean-Marie Corbusier, Comme une neige d’avril, La Lettre volée, ISBN 978-2-87317-563-4