ritsos.jpg, mai 2020

Quelquefois, on serait tenté de dire que ce n’est pas du jeu. Résistant communiste et emprisonné pour ses opinions dans l’immédiat après-guerre et sous la dictature des colonels, Yánnis Rítsos a écrit des poèmes d’une force glaçante sur ses expériences tragiques. Comment, poète à la vie bien réglée, rivaliser avec la puissance d’une telle inspiration ? faut-il vraiment souffrir pour atteindre à la quasi-perfection des vers ? Si ces questions effleurent l’esprit en lisant celui élevé au rang de poète national grec après la dictature, elles s’effacent bien vite devant la beauté de ses strophes, justement. Certes, une tristesse terrible se dégage de ses poèmes ; mais leur qualité formelle, rythmique (qu’on sent même dans les traductions, et tant mieux) calme à la lecture, laissant l’impression d’une sagesse réconfortante issue de circonstances tragiques. Depuis le 1er mai, une nouvelle édition numérique (au prix modique de 5 €) de Temps pierreux est disponible chez Ypsilon — facile donc de découvrir ou redécouvrir Rítsos malgré la fermeture des bibliothèques et des librairies.

Yánnis Rítsos, Temps pierreux, traduction de Pascal Neveu, Ypsilon éditeur, 124 p., ISBN 978-2-35654-000-3.


LES RACINES DU MONDE

Quelques ajoncs calcinés sous l’aisselle de l’été,
quelques sauges, le thym, la fougère.

Nous avons eu très soif.
Nous avons eu très faim.
Nous avons eu très mal.

Nous n’aurions jamais cru
que les hommes seraient si durs.
Nous n’aurions jamais cru
que notre cœur serait si endurant.

Avec un morceau de mort dans la poche – mal rasés.
Où y a-t-il un épi de blé qui s’agenouille face au ciel ?

Le soir tombe tard. L’ombre ne cache pas la dureté de la pierre.
La gourde du mort enfouie sous le sable.
La lune mouillée dans un autre rivage
que la sérénité berce de son petit doigt –
quel rivage ? quelle sérénité ?

Nous avons eu très soif,
travaillant la pierre toute la journée.
Et sous notre soif
il y a les racines du monde.