Sur la couverture, des oiseaux survolent un paysage qui à première vue semble fait de collines, de vagues peut-être, dans les traits desquelles on devine pourtant des jambes ou des bras stylisés, étirés. Les très belles illustrations de SIXN pour le livre de Gorguine Valougeorgis sont à l’image des mots du poète : à une portion concrète et narrative, elles offrent un contrepoint onirique qui permet de dépasser l’anecdote. Et si bien entendu c’est de texte que je souhaite d’abord parler dans ces chroniques, il importe ici de mentionner la qualité des encres qui accompagnent celui-ci, car elles frappent d’emblée par leur adéquation.

Dans la première partie, qui donne son titre au recueil, on passe de l’émerveillement devant la cueillette de kakis dans le jardin du voisin à un brusque accident de voiture, avant une migration vers la France. Les vers tranchent dans la réalité, projettent des scènes qui auraient leur place dans un film, et puis : « La voiture s’enfonce dans le silence / la poussière retombe / sur le sol quelques cheveux un peu de sang // sa stupeur // Il lève les yeux // sa sœur le regarde ». L’âcreté du fruit récolté se mêle à celle du sang dans la bouche. La quatrième de couverture nous apprend que le poète, sur la base de témoignages, évoque l’itinéraire de migration d’un jeune demandeur d’asile afghan — mais le texte choisit de ne pas s’attarder à des détails trop concrets ; il présente des scènes clés, raconte sans ostentation, même si s’abat un instant une « pluie d’organes / et de viscères ». Le protagoniste devra, une fois arrivé à Paris, « abandonner ses yeux à chaque fonte du soleil sous le bitume ». On le quittera cependant établi, dans une fin ouverte qui renforce l’impression cinématographique de l’ensemble.

Devant cette première partie en forme de fiction, Gorguine Valougeorgis fait miroiter une seconde. « Reflet rouge » consigne son expérience d’enfant né en France de l’immigration. Lui n’a « pas connu la faim la soif / à part au goûter », et mesure sa chance par rapport aux personnes défavorisées dont il soigne les dents. Pourtant, ses origines diverses génèrent un manque diffus, « dont j’ignorais la teneur », précise-t-il. De quoi aspirer à se fondre dans l’alcool et la danse, et là : « J’appartiens enfin / à une communauté qui me ressemble / celle / qui a oublié sa provenance ». Qui soigne les maux des soignants ? serait-on tenté de demander. Le poète le fait à sa façon : en écrivant, en confrontant son expérience à celle des autres.

Dentiste militant, Gorguine Valougeorgis nous tend la main dans ce recueil comme il la tend à ses patientes et patients. « De quoi serais-je / coupable moi / qui ne peux / qu’attraper une main / quand elle est / à moins d’un mètre / de la mienne », s’interroge-t-il à la fin. Eh bien, de poésie âcre comme ce qu’elle décrit et tendre comme l’humanité qu’elle dégage.

Gorguine Valougeorgis, illustrations de SIXN, L’Âcreté du kaki, Mars-A publications, 84 p., 15 €, ISBN 979-10-92448-47-4
Cette chronique a paru dans le numéro 97 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.


Un extrait :

Les bâtiments ici
forment un Tetris géant
perspectives parallélépipédiques
ciel à géométrie variable
horizons à angles droits
sol aimant
gris ciment
sol pesant gravitaire
sol game-over
sur lequel les habitants
essaient d’éviter
les coups de barres
qui pleuvent sur leurs têtes
qui ne rêvent
que d’un peu plus de rondeur