Un récit « impossible, lacunaire, dispersé », écrivent les éditions Flammarion dans le prière d’insérer de ce recueil. Oui, loin du volume de poèmes plus ou moins ordonnés, le livre de Julia Lepère constitue un véritable récit, parcellaire ou fragmenté certes, mais qui indéniablement conduit lectrices et lecteurs d’un point temporel à un autre. Le deuxième chant, comme pour le confirmer, présente les « Films d’un train » : il y a bien une gare de départ et une d’arrivée. Du reste, la chronologie est respectée dans les grandes lignes entre les chants, puisque le premier commence en exergue sur « juin, ce mois qui ouvre l’hiver », citation de Marguerite Duras dans L’Homme atlantique, alors que le deuxième cite The Cold Song, un air écrit par John Dryden pour le semi-opéra King Arthur composé par Henry Purcell. L’hiver est là, donc, et le troisième chant évoque lui les ifs de T. S. Eliot, qu’on imagine tout à fait sous la neige fondante tandis que pointe le printemps. Sur ce canevas global des saisons qui passent inexorablement, sous le regard d’aînés illustres, la poétesse plaque au fil des pages des temporalités parfois bousculées, où une narratrice se remémore une histoire d’amour. La langue apparaît ample, se précipite à l’occasion dans de longues tirades où même la ponctuation cède le pas à la déclamation, avant de ménager des pauses où les mots se font rares et précieux sur la page, où les vers se contentent d’un mot seul. Tout un rythme se déploie ; on sent bien sûr l’influence du théâtre chez Julia Lepère, comédienne. Si son texte se nourrit d’abord d’instantanés et d’allusions, on ne ressent pas de frustration au flou des situations évoquées et aux trous dans le récit ; au contraire, ceux-ci représentent des tremplins d’émotions. « J’attends qu’il me touche, duvet d’oiseau / Qui s’entête à la branche / J’attends que sorte la chouette effraie, je suis / Effrayée d’amour // À moins que ce ne soit une faim / Louve » : la sensualité exacerbée du texte passe aussi par une animalité qui affleure en permanence. L’amant sera également comparé à un cerf, dont le brame remplira à plein son office de séduction : « je suis déjà trop fort à L. » Pour qui a lu Je suis une cérémonie — le précédent recueil de la poétesse —, certains choix de vocabulaire (l’importance du sel par exemple), l’apparition d’une sirène (Mélusine était le personnage principal du premier opus), les images si bien trouvées qui marquent les sens jetteront des ponts bienvenus entre les deux lectures. Mais Par elle se blesse, par-delà l’histoire d’un amour passé, pose aussi les jalons d’un discours universel sur les relations amoureuses. Lequel a parfois un petit air de Sisyphe : « Je suis le rocher sang au plein milieu des terres, l’ascension vers ton nom ». L’amour, ça blesse — et pourtant la narratrice sans cesse le cultive, attirée par ses lumières : « On me disait l’histoire / D’une femme comme une mer // Percée par où passa / L’éclat du phare ».

Julia Lepère, Par elle se blesse, éditions Flammarion, 129 p., ISBN 9782080291554