La poésie rapporte peu et peut coûter beaucoup, si on se laisse tenter trop souvent par les sirènes des lettres d’information des petits éditeurs qu’il faut bien soutenir. D’autant que celles et ceux qui publient peuvent être des connaissances, voire des amis. Lorsque j’ai reçu la notification de la parution d’une nouvelle traduction de la Spoon River Anthology d’Edgar Lee Masters aux éditions du Nouvel Attila, j’ai évidemment été intéressé par ce recueil que je ne connaissais pas encore.

 

Seulement, il faut faire des choix pour ne pas éclater le budget d’achat de livres — et puis une œuvre devrait être lue, si les compétences du lecteur potentiel le permettent, dans la langue d’origine. Même si cette nouvelle traduction, apparemment plus fidèle à l’original, semble une aventure éditoriale intéressante, puisque certains textes ont été écrits et ajoutés par les traducteurs, ainsi que des cartes. Peut-être faudra-t-il tout de même s’y plonger à l’avenir.

Toujours est-il que j’ai décidé, pour ce livre écrit il y a un peu plus de cent ans, d’aller chercher une version électronique gratuite. Un petit tour sur le site du projet Gutenberg et j’étais prêt à commencer la lecture. Captivé dès le départ, je me suis d’ailleurs demandé comment j’avais pu ne pas entendre parler de cette œuvre atypique et addictive. Comme quoi, en poésie, on n’en sait jamais assez.

Publié en 1915, Spoon River Anthology est un assemblage de courts poèmes dont chacun est en fait l’épitaphe d’une personne enterrée dans le cimetière de cette ville fictive. La rivière prend cependant le nom de celle qui coulait dans la ville natale de l’auteur, Edgar Lee Masters, au Kansas, ce qui apparemment a valu à celui-ci pas mal d’inimitiés. Au fil des textes, Masters reconstitue donc la vie sociale dans une petite bourgade rurale des États-Unis du début du XXe siècle. Une vie faite de petites joies et peines, d’ostracisme lorsqu’on ne respecte pas les conventions, de mesquineries et jalousies, d’histoires d’amour sincères, dissimulées ou contrariées, de mystères… bref, un microcosme qui fleure bon la société en général. Avec en prime la résolution des énigmes à la Edgar Allan Poe de certaines morts suspectes, que le lecteur découvre en déambulant parmi les tombes de ce vieux cimetière. Car la mort d’un être en dit souvent plus long sur sa vie qu’une biographie édulcorée. Et puis il y a aussi dans ce recueil un ton gothique, une morbidité pourtant gaie, qui attirent les yeux et les retiennent pour creuser encore plus profond dans l’âme des défunts présentés.

Techniquement, c’est admirablement bien écrit, avec un style qui serait parfait pour être gravé sur des sépultures. La forme du recueil de poèmes prouve ici qu’elle peut être tout aussi puissante qu’une chronique romancée. On s’attache aux personnages, d’autant que la construction des 244 épitaphes est ainsi faite que les destins liés sont présentés souvent l’un après l’autre, apportant une nouvelle version des événements racontés par un premier défunt. Le livre a déjà été adapté de nombreuses fois dans des fictions radiophoniques, productions théâtrales ou chansons. Pas étonnant, car c’est un chef-d’œuvre de la poésie américaine, rien de moins.

À découvrir donc de préférence en anglais, mais la nouvelle traduction française semble, on l’a vu, très intéressante aussi.


Deux extraits :

Thomas Ross, Jr.
THIS I saw with my own eyes: A cliff–swallow

Made her nest in a hole of the high clay-bank

There near Miller’s Ford.

But no sooner were the young hatched

Than a snake crawled up to the nest
To devour the brood.
Then the mother swallow with swift flutterings
And shrill cries
Fought at the snake,
Blinding him with the beat of her wings,
Until he, wriggling and rearing his head,
Fell backward down the bank
Into Spoon River and was drowned.
Scarcely an hour passed
Until a shrike
Impaled the mother swallow on a thorn.
As for myself I overcame my lower nature
Only to be destroyed by my brother’s ambition.

Elsa Wertman
I WAS a peasant girl from Germany,

Blue-eyed, rosy, happy and strong.

And the first place I worked was at Thomas Greene’s.
On a summer’s day when she was away
He stole into the kitchen and took me
Right in his arms and kissed me on my throat,
I turning my head. Then neither of us
Seemed to know what happened.
And I cried for what would become of me.
And cried and cried as my secret began to show.
One day Mrs. Greene said she understood,
And would make no trouble for me,
And, being childless, would adopt it.
(He had given her a farm to be still.)
So she hid in the house and sent out rumors,
As if it were going to happen to her.
And all went well and the child was born–
They were so kind to me.
Later I married Gus Wertman, and years passed.
But–at political rallies when sitters-by thought I was crying
At the eloquence of Hamilton Greene–
That was not it. No! I wanted to say:
That’s my son!
That’s my son.