Si Christine de Pizan (vers 1365 - vers 1430) a souvent figuré dans des anthologies, combien d’enthousiastes de la poésie peuvent se targuer d’avoir lu un de ses ouvrages en entier ? En voici venu le temps, en tout cas : de cette féministe avant le mot vient de reparaître deux fois ce chef-d’œuvre, d’abord en 2019 aux éditions Gallimard dans une traduction de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, puis cette année — c’est à cette version que nous nous intéressons — aux éditions Lurlure dans une traduction de Bertrand Rouziès-Léonardi, lequel avait officié pour le truculent Trubert chez le même éditeur.

Ces Cent Ballades d’amant et de dame forment un roman en vers où les protagonistes s’échangent tour à tour leurs sentiments par ballades interposées, quoique les deux voix s’invitent dans certains poèmes. On y assiste à la cour effrénée de l’amant, au doux refus de la dame, qui se transforme en peut-être, puis en passion ; on y apprend l’existence d’un mari, la nécessité pour l’amant de s’éloigner pour guerroyer ; on y décèle des craquelures dans la ferveur, puis on y constate la rupture. L’habileté de Christine de Pizan est de mener tambour battant cette intrigue somme toute banale, alors que la fin’amor des troubadours s’essouffle et vit ses derniers instants en ce XVe siècle. Son secret ? Une langue rythmée et rimée fastueuse, que sert avec rigueur le carcan de la forme en général et de la ballade en particulier. « Amis, fors vous, chose n’est qui me plaise : / Sans vous veoir, je ne porroie estre aise », susurre l’amante à l’heure où les braises de la passion refroidissent déjà.

« Mon ami, sauf vous-même, il n’est rien qui me plaise : / Comment, sans vous voir, vivre un seul instant à l’aise ? », traduit Bertrand Rouziès-Léonardi. Son adaptation virtuose en français moderne choisit de conserver des rimes et de remplacer les mètres de Pizan (sept et neuf pieds majoritairement) par des mètres plus « modernes » (vers de neuf pieds et alexandrins). S’y ajoute une actualisation de la ponctuation, pour un renouvellement de la langue sans la trahir, en préservant le rythme et la musique. La présentation bilingue permet de passer de l’original à la traduction, comme un voyage dans le temps : les sentiments d’alors n’étaient évidemment pas les mêmes, le temps ne s’écoulait pas de la même façon, les conventions sociales étaient différentes. La poésie de Christine de Pizan, en version originale ou dans cette traduction habile, se joue des époques. À l’heure où les voix de femmes en poésie se fédèrent dans des anthologies propres, on lira avec ferveur aussi cette illustre prédécesseure.

Christine de Pizan, Cent Ballades d’amant et de dame, éditions Lurlure, 260 p., 21 €, ISBN 979-10-95997-44-3
Cette chronique a paru dans le numéro 101 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.


La ballade XXXII, où se mêlent les deux voix :

— Approchez, doux ami, venez donc me parler.
— Très volontiers, ma dame, et ma joie est sincère.
— Quelques mots, mon ami, sans rien me déguiser.
— Que vous dire, ma douce, ô vous qui m’êtes chère ?
    — Si votre cœur en mon corps est greffé ?
    — Ma dame, il l’est, je m’en suis assuré.
    — Il en va de même, au vrai, pour le mien.
    — Un grand merci, belle, entr’aimons-nous bien.

— Vous n’aurez plus besoin, donc, de vous affliger.
— Non, votre doux amour m’a pour propriétaire.
— En gardant mon honneur, voulez-vous m’embrasser ?
— Ah çà, ma dame, il n’est rien qu’autant je révère !
    — N’en faites pas un motif de fierté.
    — Que je sois plutôt à la mer jeté !
    — Reçois mon cœur en échange du tien.
    — Un grand merci, belle, entr’aimons-nous bien.

— Cela vous plaira-t-il, faute de vous combler ?
— Quoi donc, maîtresse, en qui je trouve ma lumière ?
— D’obtenir un baiser, sans plus avant pousser.
— Je n’ai d’autre ambition que de vous satisfaire.
    — Ami, jurez-moi pleine loyauté.
    — J’ai promis de vous rester attaché.
    — Et moi je vous ferai beaucoup de bien.
    — Un grand merci, belle, entr’aimons-nous bien.

    — En ferez-vous selon ma volonté ?
    — Je m’y plierai, j’y suis déterminé.
    — Je t’aimerai plus que tout ce qui vient.
    — Un grand merci, belle, entr’aimons-nous bien.