« Il faut toujours inviter ses amis dans les livres pour que les livres deviennent la vie. » C’est ce qu’Éric Poindron met en exergue de la longue liste de « fantômes et papillons » qu’il dresse en fin d’ouvrage. Par fantômes, il faut ici comprendre écrivains du présent comme du passé, qu’il fréquente en vrai ou dans les livres (avec lui, on ne sait jamais vraiment d’ailleurs, tant les ectoplasmes semblent se plaire en sa compagnie), forcément des amis ; par papillons, il faut ici comprendre ces personnages historiques, littéraires ou pas, qui colorent de leurs légendes ou de leurs actions un monde résolument terne en dehors de l’érudition.

Mes accointances personnelles et mon obsession de la poésie de proximité me forcent à nommer parmi la multitude Lambert Schlechter, dont il cite Le Fracas des nuages et à qui il dédie un poème, « Lanterne » : nous voici donc à Trèves, dans la maison natale de Karl Marx et puis dans une boutique de vieux livres où l’on croise le fantôme de Gérard de Nerval pour enfin se décider à faire l’acquisition d’un ouvrage d’Adelbert von Chamisso, non sans mentionner l’Aladin de mise devant cette caverne aux trésors. Il serait dommage de vanter l'éclectisme de l'ouvrage sans citer quelques autres noms évoqués : on s'y promènera donc avec Sophie & Claude Chambard et Dimitri Chostakovitch, William Shakespeare et Paul Fournel, Zéno Bianu et Johannes Kepler ou bien encore Glenn Gould et la caravane du Tour de France.

Car côté érudition, puisqu’il faut y revenir, Poindron pourrait en remontrer à quiconque. Sans qu’il crâne ostensiblement pourtant. Le crâne, ce serait plutôt celui qui trône dans son cabinet de curiosités. Et nous voici revenus à l’au-delà et aux spectres. Comme un bal de fantômes ne respire cependant pas l’étrange à chaque page. Divisé en six parties comme autant de saisons successives, il constitue selon son auteur un « roman-poème en fragments » (tiens, revoici un genre que Schlechter apprécie…), une « collection de poésies résolument narratives ».

Effectivement, les métaphores et les métonymies ne sont pas légion et les textes ont quelquefois un petit air de prose cachée sous une pagination poétique. Quoique : « Dans un grenier de l’enfance / Une page déchirée fragile / Que le temps avait jaunie en patience / S’était imposée ma rêverie. » S’il s’agit bien là d’une image du navire La Flore, prisonnier des glaces, qui a excité l’imagination du poète, on est en droit tout de même d’y voir plus qu’un simple papier jauni.

Parfois, Poindron prend aussi la main du lecteur pour taquiner la fable : « Un jour de grande chaleur / Un poète qui avait grande soif / but vingt-six bouteilles / À la suivante / Il fit un mauvais pas / Et tomba dans la bouteille / Elle était gigantesque / Ce qui ne dérangea guère le poète. » Plein d’humour toujours, il se fait aussi à l’occasion… extraterrestre, avec un « Exopoème » d’excellente facture qui avertit : « Croyez aux étoiles / Folles et légères / Chantonnez leurs murmures / Qu’elles vous soient bienveillantes ».

Impossible donc — et absolument inutile au demeurant — de résumer Comme un bal de fantôme ; on aura deviné que les surprises comme les personnages connus et moins connus y fourmillent, dans un joyeux agencement qui rappelle justement le cabinet de curiosités. La mélancolie y côtoie l’ivresse de la joie, les hommages appuyés y côtoient les références subtiles, le lyrisme décomplexé y côtoie l’intimisme revendiqué. Un livre à l’image de son auteur, « Bibliolibrius » (titre d’un des poèmes du recueil) génial qui entraîne ses lecteurs avec lui dans le grand cataclysme de ses souvenirs véritables ou rêvés. Avec des fantômes et des papillons qui deviennent rapidement autant d'amis.

Éric Poindron, Comme un bal de fantômes, éditions du Castor Astral, 256 pages, 17 €, ISBN 979-10-278-0119-0.