Pia Tafdrup est une auteure danoise née en 1952 et traduite dans plus de vingt-cinq langues. Les Chevaux de Tarkovski a été écrit en 2006. Sa traduction française de Janine et Karl Poulsen est parue en avril dernier aux éditions Unes. Une plume magnifique à découvrir, servie par une impression typographique impeccable.

Dans ce livre, Tafdrup évoque les derniers mois de vie de son père, des prémices de la maladie jusqu’à sa mort, en passant par l’aggravation de sa condition qui nécessitera son placement dans une institution spécialisée.

« Eurydice doit-elle aller / chercher son père mort – / comme Orphée chanter / ce qui est perdu ? », écrit-elle sur la toute première page. Cruel dilemme. Car c’est évidemment un chemin de douleur que retracer cette histoire ; même si, peut-être par une dérision que dicte la pudeur, Tafdrup intitule le corps de son récit « Les Grotesques de l’oubli ». Mais c’est aussi l’assurance de magnifiques pages de poésie, tant la Danoise maîtrise son écriture pour saisir des images fugaces et en tirer des vers empreints d’émotion : « Mon père oublie / de remonter le bracelet-montre, / les aiguilles indiquent / l’éternel et le toujours. »

Et ce parcours, dont on se doute qu’il n’a pu être qu’éprouvant, est transcendé par les vers. Que penser de la douleur du père lorsque « Des voies lactées de morphine / traversent son corps » ? Avec douceur et empathie, les poèmes et les épisodes se succèdent et transforment ce qu’il faut bien appeler une longue agonie en un chemin initiatique vers le détachement. Détachement tant de l’auteure devant la perte de son père que de ce dernier, dont elle écrit qu’il a dans la mort la « sérénité majestueuse » des chevaux qui apparaissent sous une pluie battante au dernier plan du film Andreï Roublev (1966) d’Andreï Tarkovski.

« Oui les histoires s’oublient / mais elles subsistent comme une lueur / dans les yeux, / comme une chaleur dans le sang. » Après avoir refermé le livre, subsistent effectivement cette lueur et cette chaleur que seule une très grande poétesse pouvait fixer ainsi. « Il a laissé / un corps de bois pétrifié. Et un nom / que je dois porter. »

Les Chevaux de Tarkovski, 112 p., imprimé en typographie, broché, 15 cm × 21 cm, 19 €
ISBN : 978-2-87704-159-1

Un autre extrait en français : http://www.sitaudis.fr/Parutions/les-chevaux-de-tarkovski-de-pia-tafdrup.php


EXPULSION DU PARADIS

La corbeille est pleine de raisins,
de raisins mûrs,
    le vin
que mon père a bu
était bon comme un calmant
mais la femme
qu’il aimait
est devenue sa mère
et lui, est devenu le fils pour sa bien-aimée –
le temps est venu
de vivre ensemble séparés.
La corbeille est pleine de raisins,
de raisins fermentés,
    le vin
que mon père a bu
était aigre, amer à en pleurer
il sait qu’il est plus
que son corps ne le permet,
ce corps qui l’entraîne vers
la maladie et la déchéance nue –
sans crier gare
amour et colère
se confondent.
La corbeille est pleine de raisins,
de raisins pourris,
    le vin
que mon père a bu
était rance et âpre,
si le soleil brille
dans la pluie
ou si la pluie tombe dans le soleil,
ça revient au même –
dans les champs le niveau de l’eau ne cesse de croître,
une puanteur fétide se propage, latence brute.