« Une chronique fragmentée du quotidien » : c’est ainsi qu’est présenté le livre sur le site de son éditeur. Bien entendu, c’est rigoureusement exact, en dix chants et quatre interludes. Ce que je retiens cependant, c’est l’adjectif « fragmentée », qui me semble le fil conducteur du recueil. C’est que la fragmentation des vers, des phrases, des paragraphes, des strophes est omniprésente, avec ses réminiscences de collages aussi, installant un rythme qui paraît celui de la respiration de son auteur. Souvent, les tabulations avant ou au sein des vers ont, au mieux, dans une certaine poésie, juste une signification graphique, d’aération. Dans Tout est normal, cette aération sert le texte, devient expiration… puis inspiration, bonne nouvelle pour un poète ! La forme est parfaitement travaillée par Guillaume Condello, qui propose des tranches de vie composées comme autant de regards furtifs matérialisés par ses vers fuyants, à trous, parsemés d’italique, de citations. Preuve s’il en est de l’attention portée à la forme, encore : la non-utilisation du point (à de rares exceptions bien précises), sauf pour montrer la prononciation des mots, en l’espèce la diérèse (« une déclarati.on solennelle », « il aurait fallu fi.èrement lui jeter / comme des fleurs »). Et puis à un interlude en haïkus succède ce chant où l’on peut lire le japonisant : « lui aussi sans pourquoi le cerisier fleurit / encore    blanc pourquoi / (ce n’est pas /     un sakura) ». Décidément, le poète a de la suite dans les idées. Mais on n’aime pas un recueil pour sa seule maîtrise formelle, bien entendu. Du côté du fond, pour en revenir à la fragmentation, lecteurs et lectrices se voient proposer un regard observateur sur l’époque à travers des épisodes, des chants divers et variés, tel le premier intitulé « De l’autre côté de l’écran » : « au-dehors /     au téléphone / en fleurs jeunes /     garçons et filles riant / museaux de lapinous oreilles de kitty / leurs images inversées dans /     l’écran liquide où former /         des cristaux de vie ». Nirvana y rencontre Téléchat, les élections présidentielles depuis 1981 sont présentées par leurs animations graphiques qui révèlent le visage de l’heureux élu à 20 heures, l’amour est autant le souvenir de tentatives d’écriture de poèmes que la lecture d’un numéro d’Union récupéré lors d’un intérim comme éboueur. Allez, soyons franc : si ces poèmes nous touchent, c’est qu’ils savent faire vibrer en nous des expériences passées, présentes, voire à venir. Oui, l’auteur de ce billet a aussi été éboueur (mais n’a jamais lu Union) pour gagner un peu d’argent en été. Tout comme il a été démarché par des témoins de Jéhovah qui sonnaient chez toutes les personnes avec un nom à consonance italienne ; dans « Apocalypse à peu près », « Signore Condello » signe peut-être son chant le plus émouvant, où la visite des « représentants en commerce des âmes » italophones provoque une vague de souvenirs de mots calabrais, puis verse dans l’horreur : « la Bête est déjà là elle hante l’Europe en haillons le chiffre sur son front ». Mais d’apocalypse point, finalement. Juste « un frisson /     de vent » qui passe dans le dos du poète, après avoir congédié les fâcheux. Et, à nouveau, après la fragmentation du réel poétique, tout est normal.

Guillaume Condello, Tout est normal, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-42-9