tournier.jpg, nov. 2020

Il existe des livres-monde et des livres-univers ; pour L’Autre Jour, de Milène Tournier, aux éditions Lurlure, j’emploierais bien le terme de livre-époque. Pour se persuader de la pertinence de cette appellation, un petit tour par la table est suffisant : on y croise d’abord les « poèmes de famille », puis les « poèmes urbains », puis les « poèmes entendus » — entendez, justement, des retranscriptions poétiques de bribes de conversations —, et ainsi de suite. Que fait donc Milène Tournier ? Elle brosse le portrait d’une époque, la nôtre, à travers des poèmes variés qui utilisent toutes les situations de la vie quotidienne et convoquent nos espoirs, nos peurs ou nos obsessions. C’est ce qui rend le compte rendu périlleux, tant la diversité irrigue le recueil, sur le fond comme sur la forme, avec cependant cette unité que constitue l’exploration de notre civilisation par le petit bout de la lorgnette poétique. La poétesse manie les formes les plus courtes (« Laisse-moi je t’en supplie / Avoir un rôle / Dans ta respiration », dans les « poèmes ton amour »), ne dédaignant pas les aphorismes parfois, sérieuse ou narquoise. Elle fait aussi usage du traditionnel retour à la ligne dans des poèmes plus longs, comme celui-ci, qui, on en conviendra, passe au fixateur l’instantané de notre confinement de manière intelligente :

Les magasins étaient fermés, les routes bloquées.
Il fallait désormais faire son pain.
Être un humain qui fait son pain.
Les écoles étaient vides.
Les parents serraient leurs enfants dans les bras et alors que ça devait suffire, cela ne suffisait pas.
Certains se suicidaient. Les plus solitaires et ceux, surtout, qui ne s’étaient jamais imaginé faire, avant, leur propre pain.
Le siècle improvisait le siècle.
La Terre, elle, tournait. Les loups hurlaient.

Et puis les textes les plus captivants, à mon sens, sont ceux où l’autrice s’épanche dans des poèmes en prose longs et composés en fines arabesques de sens, où les télescopages ne sont pas en reste. Comme ce début magistral où elle commence en vers relativement courts, puis chemine vers plus de longueur avant de dérouler sa pensée en longues phrases, en prose poétique fluide. On pourra le lire et forger son opinion dans l’extrait que propose l’éditeur sur son site. On s’y demande, de surcroît, où se situe la limite entre poèmes, puisque poèmes au pluriel il y a, le titre de la section (« poèmes de famille ») nous le confirme : les lignes blanches sont-elles des indications ? Si l’on se le demande, d’ailleurs, c’est qu’il est difficile de quitter l’écriture de Milène Tournier. Si quelques poèmes, surtout parmi les plus courts, sont plus percutants que durablement marquants, la profondeur s’établit au long cours jusqu’à devenir abyssale, dans ce recueil de 150 pages qu’il est difficile de lâcher une fois qu’on l’a commencé. Un livre-époque donc, mais pas de ces livres-époque avec des vers sympathiques, teintés d’humour et de poésie à usage immédiat mais vite oubliée (ce n'est pas le genre des éditions Lurlure, même si ces lectures ne sont pas pour autant désagréables). Ici, le travail de la langue s’allie à un regard original qui fait perdurer les émotions provoquées par la lecture. Et puis aucun thème n’est tabou, c’est aussi ce qui compte. La preuve ? Ce court poème pour conclure, issu des « poèmes en dieu » : « Je serai je te jure / Pour les cent années encore / Ta pèlerine aux yeux fluorescents. » Milène Tournier a sûrement les yeux qui brillent quand elle écrit de la poésie.

Milène Tournier, L’Autre Jour, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-26-9