Si j’ai acheté Frères numains, c’est d’abord grâce à un billet paru dans Politis partagé sur Facebook, mais aussi parce que sur ce même réseau social — tentaculaire mais quelquefois utile à la diffusion de la poésie — était relayé par beaucoup de mes contacts un appel à acquérir des livres des éditions Al Dante, dans une certaine détresse financière. Apparemment, ça va mieux pour Al Dante et l’appel a porté ses fruits. Que penser donc de Frères numains ?

Le sous-titre, « Discours aux classes intermédiaires », apporte déjà un élément de réponse : le texte n’est pas une expérience de poésie immersive ou contemplative, il en appelle à la conscience du lecteur et, tel un discours politique, lui remémore le piteux état de notre société. Une société gangrenée par les exclusions de tous types qui deviennent des remparts derrière lesquels se retranche une partie de notre espèce, de nos frères numains, pour se protéger de l’autre partie, frères numains aussi. Florence Pazzottu joue avec les conventions du discours politique en ne nommant pas les responsables de cette situation : « ça n’a pas vraiment de visage, ça met un masque le temps d’une sortie sur écran, d’une élection, d’une émission, d’une parution, d’une navette entre les chambres, le temps de servir la soupe, la leçon, de maintenir la pression, la crainte du dehors ». Et ça fonctionne, bien sûr.

Pourtant, le lecteur familiarisé avec ce discours — qu’on qualifiera faute de mieux de celui d’une gauche de la gauche humaniste — pourra peiner à trouver un contenu novateur dans cet implacable réquisitoire. D’ailleurs, Bernard Noël, qui a écrit la postface après avoir relu le texte « onze fois en trois jours », résume bien ce sentiment : contrairement à son habitude, il a eu semble-t-il (du moins au début) du mal à lire Frères numains comme une expérience totale où le travail des mots se mêle à la signification profonde. La beauté de la langue l’a emporté, mais sans cesse il éprouvait le besoin de revenir au sens. Modestement, c’est aussi ce que j’ai ressenti : une sorte de dualité quelque peu dérangeante. En revenant au sens, force est de constater que, à fréquenter la presse alternative ou les poètes qui militent pour l’abolition des frontières, on ne trouve pas dans Frères numains un surcroît d’analyse que ceux-ci n’auraient pas déjà mise au jour.

Est-ce à dire que c’est un livre que je ne recommanderais pas ? Eh bien justement non, deux fois non ! Car Frères numains est une expérience poétique nouvelle et intelligente : sous couvert d’un contenu qui prêche, il faut bien l’avouer, des convaincus — on voit franchement mal des survivalistes ou des ultralibéraux se procurer un tel texte auprès d’une telle maison d’édition —, il renouvelle le discours de cesdits convaincus par sa puissance. D’un trait, d’un souffle, épuisant les virgules, il développe une rhétorique politique à mille lieues des formules toutes faites, propulse le désir de résistance à une hauteur stratosphérique que les Nuits debout n’ont pu ou su maintenir.

Oui, pour analyser le monde et décrire ce que la solidarité et l’empathie pourraient y apporter, on a besoin du style journalistique sérieux de La Décroissance, du Monde diplomatique ou de Silence. Mais on a aussi besoin de poésie. C’est exactement ce que Frères numains propose. Alors, pour conclure avec un mot qui termine tant le texte que la postface, s’offrent à nous des possibilités inouïes.

Frères numains, éditions Al Dante, 42 p., 9 €


ça vomit les freins de l’orthographe et de la protection des faibles, de l’exception du traitement des enfants, des droits durement acquis des ouvriers, du droit des étrangers à demander l’asile, ça dit bientôt dépassée la convention de Genève, inapplicable la Déclaration des droits de l’homme, ça suggère que la raison doit se libérer des Lumières, car c’est ça le progrès ça dit, ça nomme résistance et combat pour la liberté le rétrécissement du numain dans sa grotte, le clivage et la mise en abîme du numain indéfiniment réfléchis par les écrans dictant dans la caverne…